Malgré les votations,les atermoiements et les gardiens du patrimoine poussiéreux, la grande métropole lémanique s’accommodera un jour ou l’autre des constructions verticales. En nombre restreint et dans des lieux judicieux, certes. Mais leurs avantages sont tels qu’y renoncer serait folie. Elevons-nous!
Art public, l’architecture révèle les débats qui agitent la société. Elle fait tomber les masques idéologiques, dévoile l’esprit d’un lieu, en dit long sur son étroitesse ou hauteur de vue. A propos de hauteur, et de vue, nous voilà servis. Deux votations, l’une à Chavannes-près-Renens le 9 février, l’autre dans le chef-lieu vaudois le 13 avril, diront si l’agglomération lausannoise veut des tours qui marqueront son territoire comme des oriflammes. Après le non à une telle proposition en septembre dernier à Bussigny, les craintes d’un rejet sont grandes.
«Nos sociétés ont aujourd’hui peur de la nouveauté, en particulier dans l’urbanisme. La Suisse romande est représentative des courants européens. Il y a l’idée que le changement est mauvais. Qu’il vaut mieux ne rien entreprendre et s’arc-bouter sur son propre capital de confort», note Jacques Lévy, professeur de géographie et d’urbanisme à l’EPFL. Jacques Lévy rappelle le récent oui de la population genevoise à la sanctuarisation des parcs de la rade, contre l’avis de la classe politique. Ou les incertitudes qui pèsent sur une autre votation genevoise, également organisée le 9 février, sur une loi qui assurerait une densité minimale dans les nouvelles constructions. Avec la possibilité, assurent les opposants à la loi, de rehausser les immeubles existants.
Pourquoi cette crainte de la hauteur? Il ne s’agit pas de consteller la région lausannoise de gratte-ciel, comme autant de symboles d’un capitalisme hargneux. Nous parlons ici d’une tour de 86 mètres sur la morne plaine de Beaulieu, à Lausanne, avec l’espoir de dynamiser un Centre de congrès et d’expositions qui souffre d’anémie. Et d’une autre tour de 117 mètres, plus à l’ouest, sur une friche de la commune de Chavannes-près-Renens, qui ponctuerait de belle manière un ambitieux quartier d’habitations. Pas de quoi flanquer le vertige.
Et pourtant si. Un pays qui aura bientôt 10 millions d’habitants ne peut renoncer aux constructions en hauteur, à moins de miter ce qui lui reste de territoire libre de constructions. Ces bâtiments ont des avantages: multiplier les logements sur une surface réduite, aménager des espaces de verdure ou de rencontre au sol, encourager la mixité des affectations, identifier avec force des lieux pour l’heure en déshérence. Or, leurs contradicteurs leur reprochent leur inutilité, leur démesure, leur incapacité à densifier la population, leur coût économique, leur mauvais bilan énergétique, leurs espaces perdus par la machinerie interne, leur entretien exorbitant, leur propension à faire de l’ombre et à boucher la vue.
01. Densification
Opposé à la tour Taoua de Beaulieu, et à toutes les constructions hautes, le vice-président du Mouvement de défense de Lausanne est affirmatif: un tel bâtiment ne concentre pas plus la population qu’un quartier d’immeubles contigus à quelques étages. «A Lausanne, l’un des quartiers les plus denses est celui de l’avenue de la Harpe, sous la gare», relève Roland Wetter. Jacques Lévy, pourtant pas opposé au principe des tours, rappelle que l’une des villes les plus denses au monde est le Paris intra-muros, avec ses bâtiments haussmanniens de sept étages au maximum. Une création urbanistique du XIXe siècle, bien antérieure au skyline de Manhattan. Dans son bureau d’architecture Pont12, Antoine Hahne, le concepteur du gratte-ciel Taoua de Lausanne, a un avis différent: «Une tour n’offre pas la même densité qu’un ordre contigu de constructions, d’accord, sauf quand il y a du vide autour d’elle. C’est le cas sur le plateau de Beaulieu. On parle ici d’un site de foire, autonome, d’un biotope qui se prête idéalement à l’élévation d’un immeuble de 27 étages qui tient sur 800 m2 au sol. C’est la surface pour construire une villa dans un quartier résidentiel. Dans une villa, on met une famille. Ici, 350 personnes pourront y vivre. Il y aura des logements, des bureaux, un hôtel, un restaurant. Il faut réfléchir à cette mécanique du plein et du vide avant de parler de densification.»
02. Environnement
«Une tour comme celle-ci ne peut pas s’intégrer dans un développement durable. C’est un gouffre énergétique. Le projet prévoit en plus une place de parc par logement. Alors qu’il faudrait favoriser un quartier sans voitures, des coulées vertes. On est déjà dans l’une des zones les plus polluées de Suisse», fulmine Alain Rochat, l’un des principaux opposants à la tour de 117 mètres qui s’élèvera dans le quartier des Cèdres à Chavannes.
Dans la commune, Claude Daetwyler, le responsable de l’urbanisme, relève au contraire la possibilité d’aménager des espaces verts généreux, la limitation des impacts automobiles, les performances énergétiques élevées des bâtiments, y compris de la tour. L’architecte des lieux, Jacques Richter, souligne les progrès effectués dans la technique des façades, des vitrages isolants, des matériaux durables, du respect des normes Minergie même pour des constructions de plus de 100 mètres de hauteur: «Ce sont des techniques en constante évolution et totalement maîtrisées. L’architecture suisse est l’une des meilleures au monde. Le savoir-faire de l’EPFL, toute proche, n’est plus à démontrer, notamment dans les cellules photovoltaïques. Les normes techniques et énergétiques sont bien plus sévères en Suisse qu’ailleurs, notamment aux Etats-Unis. Arrêtons de douter de nous!»
03. Economie
Point de repère dans le paysage urbain, une tour affiche le dynamisme d’un lieu et renforce son attractivité. Pierre Frey, historien de l’architecture et professeur à l’EPFL, note à quel point la difficulté de créer un grand Lausanne prive le chef-lieu de rentrées fiscales: «Construire la ville dans la ville, en particulier avec une tour comme Taoua, c’est se réserver la possibilité d’accueillir davantage de foyers actifs, de jeunes professionnels, bref, de contribuables. Un tiers des Lausannois ne paie pas ou presque pas d’impôts. Il faut questionner le ratio entre la lourdeur des infrastructures exigées par une cité moderne et son assiette fiscale.» La tour de Beaulieu est de surcroît le projet d’un investisseur privé sur une parcelle de la ville. Innovation: la location de la parcelle sera régulièrement réadaptée en fonction des recettes. L’accord pourrait rapporter 1 million par an aux autorités. A Chavannes, on vise 700 logements et 1000 emplois générés par le futur quartier des Cèdres. Et des recettes fiscales à l’avenant.
04 Partition
En Suisse alémanique, au contraire de la Suisse romande, les tours poussent. A Zurich, où trône la Prime Tower de 126 mètres, la plus haute de Suisse.
A Bâle, ponctuée de la Messeturm (105 mètres) et bientôt du Roche Building 1 de Herzog & de Meuron (178 mètres) ou de la Claraturm (96 mètres). «Cela tient en partie à la qualité du discours architectural dans le grand public, avance Xavier Comtesse, directeur romand d’Avenir Suisse. La Suisse alémanique a de très grands architectes. Ils sont écoutés. Ils prennent part aux débats politiques. Ce sont des leaders d’opinion. Or, ils n’ont pas d’équivalents par ici. L’école d’architecture de l’EPFL est assez faible. Provinciale, la Suisse romande a de la peine à se projeter dans l’avenir et à s’élever, au sens propre. Alors même qu’elle aurait besoin de points de repère, comme elle l’avait fait dans les années 30 avec la tour Bel-Air à Lausanne. Le discours des opposants et des défenseurs des actuels projets de tours reste peu convaincant. C’est ainsi: la modestie prime. On n’aime pas se faire remarquer.» La pédagogie alémanique saura-t-elle inspirer les autorités lausannoises?
05. Précédents
Lausanne, c’est une architecture particulière. Un invraisemblable patchwork de réussites et de bévues, comme un palais de Rumine planté au pied d’une rude pente, une place Saint-François claquemurée sur elle-même, un CHUV affreux imposé à la vue de tous («Rasez le CHUV qu’on voie la cathédrale!» disait-on à l’époque de Lôzane Bouge). Personne n’a envie de contempler jour et nuit une tour ratée. Comme les Montreusiens avec leur tour d’Ivoire, surnommée la tour Déboire, monstruosité imposée au mauvais endroit par une alliance douteuse entre politiciens et spéculateurs, à la fin des années 60. Ou les Parisiens avec leur tour Montparnasse, le «funeste candélabre» qu’ils aimeraient tant détruire (sauf que cela coûterait 1 milliard d’euros).
Pourtant, il existe de hauts immeubles lausannois sans problème, comme à Valmont. La tour Bel-Air bien sûr, vilipendée à l’époque par les gardiens patentés du passé, lesquels l’idolâtrent aujourd’hui. Au bout du lac, réalise-t-on que la tour du Lignon (91 mètres), édifiée il y a cinquante ans, reste la plus élevée de Suisse romande? Et que cet ensemble architectural est toujours visité par des spécialistes venus du monde entier? Certes, comme à Lausanne, Genève peine désormais à penser vertical. Le projet immobilier des CFF à La Praille, qui comprend des bâtiments d’une cinquantaine de mètres de hauteur, est en attente de permis de construire. Mais plus haut, à La Chaux-de-Fonds, la tour Espacité (60 mètres) dessinée par Jacques Richter ne s’est-elle pas imposée comme l’emblème de la ville?
06. Vue
Une vue imprenable! C’est bien le problème. L’échec du projet de Musée des beaux-arts au bord du lac à Lausanne l’a montré: on ne supporte pas dans le chef-lieu ce qui obstrue la vue sublime sur l’étendue lacustre et les montagnes. Tout Lausanne a été édifié et orienté par cette religiosité, avec balcons à l’appui, ordre non contigu, décalages savants, tirant parti de la topographie unique du lieu. La tour Taoua ne prendrait pourtant que quelques minuscules degrés dans un panorama à 180 °. Peu importe que la religiosité soit le contraire de la culture. Comme le glisse avec malice Laurent Golay, le directeur du Musée historique de Lausanne, il existe dans l’agglomération vaudoise une tour parfaite: le belvédère en bois de Sauvabelin, camouflé dans un bout de forêt, sans locataire aucun, entièrement dédié à la contemplation du paysage. La vue, ce bien commun, cette géographie démocratique. Un architecte-
tyran osera-t-il nous en boucher un coin?
07. Avenir
La hauteur, bien sûr. La pression foncière, le manque de place, la démographie, l’exigence environnementale, la mobilité douce, la qualité du lien social, l’importance d’accueillir les nouveaux talents et les nouvelles idées: tout concourt à ce que la grande métropole lémanique accueille davantage de constructions verticales. Les villes les plus denses sont souvent les plus innovantes, les plus productives, les plus créatives. En restreindre les constructions, en particulier celles qui prennent peu de surface au sol, dégagent des espaces autour d’elles, marquent leur territoire, c’est les condamner au passé.
A la pétrification!
Collaboration sou’al hemma



