Quantcast
Viewing all articles
Browse latest Browse all 8681

La stratégie du zèbre

Jeudi, 17 Juillet, 2014 - 05:58

Zoom. Alors que les tours de vis fiscaux internationaux menacent leur rentabilité, les banques suisses se tournent davantage vers des clients de pays sensibles. Argent noir, argent blanc... la «stratégie du zèbre» fait ressurgir l’ombre des affaires Abacha ou Ben Ali.

Patricia Michaud

Le coup de fil l’a poursuivi toute la nuit. Il a à peine dormi quand il quitte son appartement aux aurores pour aller prendre l’air avant de rejoindre son bureau de la rue du Rhône. La veille, le conseiller du riche homme d’affaires ouzbek Y l’a contacté pour lui confier la gestion d’une partie des avoirs, colossaux, de son client. Les recherches préliminaires qu’il a effectuées après l’appel ont fait naître un gros malaise: ce client, il ne le «sent» pas. Ce matin, il va faire part de ses doutes à son patron. Mais il sait d’avance que c’est peine perdue. L’argent d’Y, la banque privée genevoise qui l’emploie ne peut pas s’en passer.

Il y a quelques années encore, ce banquier n’aurait probablement pas eu à entrer en matière. Faire affaire avec Y aurait été considéré comme trop risqué en vertu des réglementations accrues sur le blanchiment d’argent. Trop risqué aussi pour la réputation de son établissement, alors que les affaires Abacha, Duvalier et Moubarak étaient encore bien ancrées dans les esprits. Il aurait poliment indiqué au conseiller ouzbek que ce dossier ne correspondait pas au modèle d’affaires de sa banque et serait retourné à ses clients traditionnels.

Mais les temps ont changé. La pression internationale sur la Suisse en matière d’évasion fiscale n’a cessé de s’accentuer depuis 2008, aboutissant sans surprise à ce que le pays s’engage, début mai dernier, à pratiquer l’échange automatique d’informations selon les standards de l’OCDE. Pour les banques helvétiques, ce changement de paradigme entamé durant la crise constitue une révolution, puisqu’elles doivent compenser une partie substantielle de leur activité: selon des estimations d’experts, entre 50% et 70% des avoirs étrangers déposés dans le pays seraient soustraits au fisc.

Certes, le succès de la place financière suisse ne doit pas être réduit à son seul secret bancaire. Pour éviter l’exode de la clientèle, les banques pourront mettre en avant leur savoir-faire et étoffer leur palette de services (lire en page 28). Mais s’ils veulent éviter que leur employeur ne soit racheté ou ne mette la clé sous le paillasson – un sort qui, selon les observateurs, menace 30 à 50 établissements –, de nombreux banquiers devront déplacer leur quête de nouveaux clients vers des pays négligés jusqu’alors.

Un système schizophrénique

Depuis quelques années déjà, les zones émergentes (Asie en tête) font accourir les intermédiaires financiers helvétiques. Et certaines structures comme Julius Bär y réalisent déjà une part substantielle de leur chiffre d’affaires. «On peut très bien imaginer que des pays comme la Chine, le Brésil, l’Inde et la Russie continuent à gagner en importance pour les banques suisses», souligne François Larrey, directeur de VisionCompliance, une société spécialisée dans la réglementation bancaire.

Mais un autre terrain de chasse fait de l’œil aux banquiers suisses: «Les riches habitants de pays qui ne sont pas des Etats de droit pourraient être très intéressés à placer leur argent dans un endroit sûr», note Catherine Tillotson, du cabinet de consultants londonien Scorpio Partnership, spécialiste des banques de gestion de fortune. Gérant indépendant, Pierre* constate depuis deux ans déjà un regain d’intérêt dans la branche pour des pays que l’on pourrait qualifier de «sensibles». «Certaines banques suisses lancent des opérations de séduction au Venezuela, en Angola ou en Ouzbékistan.»

Une pratique qui choque le gérant de fortune: «Le système est en train de devenir schizophrénique. D’une part, après les traumatismes liés aux affaires UBS, Credit Suisse et Wegelin, on fait la chasse aux sorcières sur le plan fiscal. Et on n’accepte plus que des clients occidentaux qui sont irréprochables. D’autre part, hors de l’OCDE, on traite avec des personnes fortunées dont il est parfois difficile de savoir si elles ont un lien avec la corruption.»

Montrer patte plus blanche que blanche au niveau de l’évasion fiscale, en forçant les clients à se régulariser ou à aller voir ailleurs. Flirter avec les riches ressortissants de pays sensibles, dont on ne peut pas forcément garantir que la fortune a des origines propres. Cette dichotomie évoquée par Pierre interpelle aussi la Déclaration de Berne, qui la qualifie de «stratégie du zèbre». «Dans une partie des pays en développement où les banques suisses prospectent, les risques d’accepter de l’argent sale sont élevés», constate Olivier Longchamp, en charge du dossier finances auprès de la DB.

Des risquesà évaluer

Le directeur de VisionCompliance tient à nuancer: «Ce n’est pas parce que des clients émanent de pays autoritaires, avec un risque de corruption, qu’ils sont forcément malhonnêtes.» Il admet néanmoins que pour une banque, «faire affaire dans certains pays exige qu’elle y regarde à deux fois». Sans surprise, un établissement se devrait d’être particulièrement vigilant lorsque la personne concernée réside dans un pays considéré comme très corrompu par Transparency International. On peut notamment citer l’Ouzbékistan, la Libye, l’Ukraine, le Nigeria, le Paraguay, le Venezuela, l’Angola ou encore le Kazakhstan.

Concrètement, quelles sont les questions que devrait se poser le banquier genevois avant de signer un contrat avec le riche homme d’affaires ouzbek? François Larrey: «Tout d’abord, il y a la question transfrontalière. La législation du pays permet-elle d’y avoir des contacts avec des clients?» Ensuite, le banquier «doit déterminer s’il a les moyens d’entrer en matière ou pas pour ce pays. Si sa banque ne dispose pas de spécialistes qui en parlent la langue et en connaissent la situation géopolitique, elle ne sera pas capable de maîtriser le risque.» Enfin, il faut «établir l’arrière-plan économique du client potentiel: comment a-t-il gagné son argent?» Une société spécialisée peut être mandatée pour cette étape, précise le directeur de VisionCompliance.

Quand le dossier est achevé, le gestionnaire de fortune le transmet au service compliance de la banque, «qui effectue des recherches complémentaires et en évalue le risque». Finalement, la décision revient au comité d’acceptation de l’établissement. Le spécialiste de la conformité souligne encore que «même si le processus de vérification est poussé, on ne peut pas exclure qu’une banque se fasse abuser par un client et accepte sans le savoir de l’argent sale. La banque n’a pas les moyens de la police et ne doit pas jouer ce rôle.»

Officiellement, l’heure est à la conduite irréprochable. «La Suisse compte parmi les leaders mondiaux en ce qui concerne l’application stricte des règles contre le blanchiment d’argent», commente Claude-Alain Margelisch, directeur de l’Association suisse des banquiers (ASB). Et si des banques ne suivaient pas les règles, ouvraient leur porte à un riche étranger qui ne montrerait pas patte blanche? «Si elles se font attraper, elles doivent répondre de leurs actes devant des juges, qui ne leur font pas de cadeaux, répond François Larrey. Sans oublier la Finma, qui est le gendarme de la place financière. Elle a la possibilité d’interdire à la banque de poursuivre son activité.» Quant à Marc Brodard, directeur général d’Hyposwiss Private Bank, il évoque des dégâts potentiellement dévastateurs en termes de réputation.

Plus terre à terre, l’avocat Carlo Lombardini estime qu’«il y a les banques qui ne peuvent plus se permettre de prendre des risques. Et il y a celles qui ne peuvent pas se permettre de ne pas en prendre.» Ces dernières, plutôt des petites structures, «pourraient être prêtes dans certains cas à croire leur client sur parole quand il leur dit que son argent est propre». De son côté, Olivier Longchamp rappelle que l’affaire des fonds Ben Ali «a montré que malgré la loi antiblanchiment, malgré les consignes particulièrement strictes liées aux personnes exposées politiquement, il est encore possible de passer entre les mailles du filet». Selon l’expert de la DB, le dispositif de surveillance ne fonctionne pas de façon optimale: «La peur d’être pris est encore trop faible et les sanctions encourues par les intermédiaires financiers fautifs sont souvent insignifiantes.»

*Prénom d’emprunt


Un modèle d’affaires orienté sur les services

Les avis divergent sur les pertes qu’engendrera l’échange automatique d’informations. Seule certitude, la place financière suisse est contrainte
à se réinventer.

Entre 500 et 800 millions de francs. C’est ce que devrait coûter à la Suisse l’adoption de l’échange automatique d’informations, selon les estimations de l’Association suisse des banquiers (ASB). «La mise en œuvre de la nouvelle norme de l’OCDE est très complexe», rappelle Claude-Alain Margelisch, directeur de l’ASB. Les établissements bancaires devront notamment mettre sur pied des entités d’analyse ad hoc et former une brigade de spécialistes. «Il faut d’ailleurs espérer que les standards négociés avec les différents pays seront relativement homogènes. Sinon, cela donnera une montagne de travail aux banques de s’adapter à chacun», précise l’avocat Xavier Oberson. Même son de cloche chez son confrère Carlo Lombardini: «Cela va coûter des fortunes! A ce prix-là, on aurait au moins pu garantir à la Suisse le libre accès au marché européen…»

Au-delà des frais de mise en œuvre, l’échange automatique fait peser sur la place financière suisse une menace bien plus lourde: la diminution des marges. «Les processus de régularisation ponctionnent souvent lourdement les avoirs sous gestion», précise Patrick Dorner, directeur de l’Association suisse des gérants de fortune (ASG). Quant aux clients déclarés, ils sont beaucoup plus regardants sur les commissions, notent plusieurs observateurs.

Les atouts suisses

Le secrétaire général de l’Association des banques étrangères en Suisse, Martin Maurer, n’exclut pas la perte de clients «qui se régularisent et choisissent d’autres banques, par exemple dans leur propre pays». Ou sur des places financières qui ont conservé leur statut d’éden fiscal, à l’image de Dubaï, du Panamá ou du nouveau venu Botswana? «Il devient difficile de trouver un endroit sûr où transférer son argent non déclaré sans se faire rattraper, d’autant que de tels transferts sont surveillés et accroissent la culpabilité des auteurs», nuance Patrick Dorner. D’autres experts n’excluent néanmoins pas cette éventualité.

Confiantes, plusieurs voix s’élèvent pour rappeler que la place financière nationale n’en est pas à son premier défi et qu’elle est toujours remarquablement retombée sur ses pattes. «Il serait extrêmement simpliste de penser qu’elle n’existe qu’à travers son secret bancaire», souligne Marc Brodard, directeur général d’Hyposwiss Private Bank. Catherine Tillotson, du cabinet de consultants londonien Scorpio Part­nership, abonde dans son sens: «Les banques suisses sont extrêmement compétentes dans la gestion d’actifs pour les clients d’affaires internationaux, donc très mobiles. Elles ont aussi une importante carte à jouer de par la stabilité politique et la sécurité helvétiques.»

Les voies  à explorer

Mais pour rester dans la course, les intermédiaires financiers n’échapperont pas à un remaniement de leur modèle d’affaires. Dans quel sens évoluera-t-il? Selon le secrétaire général de l’Association des banques étrangères en Suisse, une voie qui devrait être davantage explorée est celle de la finance d’entreprise. «Elle a d’autant plus de potentiel que la Suisse compte énormément de multinationales.» De même, les prestations destinées aux organisations non gouvernementales mériteraient d’être développées.

«Les clients attendront des banques qu’elles leur fournissent beaucoup plus de services, notamment des solutions et produits fiscalement optimisés par rapport à leur pays de résidence, anticipe pour sa part Marc Brodard. Les établissements qui sauront s’adapter à cette donne s’en sortiront mieux que les autres. Mais c’est extrêmement compliqué et cher à mettre en place, surtout pour les petites banques, car les règles fiscales divergent d’un pays à l’autre et sont parfois très volatiles. Je pense que les banques devront réduire le nombre de marchés dans lesquels elles opèrent afin de rester informées et spécialisées.»

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Rubrique Une: 
Pagination: 
Pagination visible
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 8681

Trending Articles