Reportage. Les travaux pour faire d’une ancienne abbaye au cœur de l’Espagne un joyau de l’œnotourisme européen touchent à leur fin. Novartis y a englouti 40 millions de francs.
Pierre Thomas
Le mariage de Sandoz et de Ciba, sous le nom de Novartis, remonte à 1996. Année aussi du premier millésime du vin rouge sorti d’Abadía Retuerta. Une cave ultramoderne que le géant suisse a trouvée, un peu par hasard, dans la corbeille de mariage. La dot de Sandoz comportait encore un domaine de 700 hectares, dont 200 en vignoble. Le groupe bâlois a décidé de persévérer dans l’ensemble et de mener une opération de réhabilitation exemplaire.
Il y a d’abord une ancienne abbaye de l’ordre des Prémontrés, classée monument historique, dont les premiers bâtiments datent de 1146, mêlant le roman tardif et, par des remaniements, le baroque. Le processus de «désamortissement», au début du XIXe siècle, n’avait pas détruit entièrement les bâtiments. La rénovation, un «modèle du genre», menée par l’architecte Marco Serra, a été couronnée d’une mention par Europa Nostra l’an passé.
Le travail a abouti à la création d’un hôtel d’une trentaine de chambres dans les bâtiments conventuels un rien austères – même s’ils sont construits dans la belle pierre jaune de Campaspero, comme la ville proche de Valladolid – qui n’a pourtant rien d’une alignée de cellules monacales. En 2013, l’établissement obtient le label Relais & Châteaux. Une marque qui a ses exigences, notamment en matière de cuisine. Une des meilleures tables basques, Mugaritz, a formé le chef Pablo Montero, qui officie sur place.
Toute la maison respire l’art. Le restaurant, installé dans le réfectoire et le cloître, enserre une terrasse où l’on sert des plats plus modestes. Un bar à vins et tapas est logé au-dessus d’une cave qui recèle les trésors en devenir du domaine. L’église, de belles dimensions, reçoit des concerts de musique classique.
La fête du Vega Sicilia
Début juillet, l’hôtel a fait le plein pour un anniversaire marquant: les 150 ans des caves Vega Sicilia. Situé tout près, ce domaine viticole produit depuis un siècle les vins rouges les plus fameux d’Espagne. Abadía Retuerta espère suivre cette voie royale… Certes, le vignoble a dû être entièrement reconstitué au début des années 90. Il a été planté en cépages rouges locaux – comme le tempranillo, à 70% – et internationaux – comme le cabernet sauvignon, le merlot, la syrah, le touriga nacional du Portugal voisin et le grenache – ainsi qu’un peu de blanc – du sauvignon et du verdejo.
En altitude, dans la vallée du Rio Duero, la vigne a trouvé un climat continental, froid l’hiver, chaud l’été, avec des nuits fraîches, très propice à son épanouissement. Le domaine, dès le départ placé sous la conduite de l’œnologue bordelais Pascal Delbeck, et de son pair local, Angel Anocibar, a pris des risques. Il a renoncé à une cuvée d’entrée de gamme au profit d’une sélection spéciale tirée, les bons millésimes, à plus de 400 000 bouteilles et de vins monocépages plus confidentiels, à base de tempranillo, cabernet, syrah et petit verdot, portant des noms de parcelles. Ou plus exactement de pago, l’équivalent de cru en espagnol.
Ce mot recouvre aussi deux concepts. D’abord, celui d’une association des meilleurs domaines espagnols, les Grandes Pagos, dont Abadía Retuerta fait partie depuis 2010. Ensuite, celui de cru au sens légal du terme. Le domaine, juste à l’extérieur de l’appellation Ribera del Duero, espère obtenir sa propre dénomination d’origine, plutôt que de devoir identifier ses vins comme «de la terre de Castille». Un dossier dans ce sens vient d’être déposé.
Toujours dans un but de reconnaissance, la cave est partie à la rencontre de ses clients en ouvrant, à 200 kilomètres au sud, à Madrid, un club de dégustation dans le quartier chic de Salamanque, où se situent les enseignes de luxe. Une étiquette que revendiquent sans rougir le vin et son complexe œnotouristique, qui met d’ailleurs la dernière main à un spa de 1000 m2, qui sera achevé le printemps prochain.
Une question demeure: pourquoi Novartis a-t-elle conservé ce domaine hérité des affaires diversifiées de Sandoz? L’ancien «boss» du groupe, Daniel Vasella, avait un faible, dit-on, pour Abadía Retuerta. Et pourquoi ne s’en est-il pas séparé, comme Nestlé l’avait fait de Beringer, un des domaines historiques de la Napa Valley (Etats-Unis)? Une telle opération n’est pas exclue. Dans l’Espagne viticole d’aujourd’hui, où de nombreux domaines sont à prendre, il n’y a personne pour acheter. Seul le pari sur le luxe peut consolider des rentrées intéressantes: à Abadía Retuerta, l’objectif fixé à l’œnotourisme est d’assurer 40% des rentrées du domaine, à 5 ans, contre 60% pour le vin. Car, comme le dit l’adage, il est difficile de faire beaucoup d’argent avec du vin, mais bien plus facile de faire du vin avec beaucoup d’argent.
