Une attaque en règle a été déclenchée contre le Human Brain Project, projet financé par l’Europe et dirigé depuis l’EPFL. Le fond de l’affaire est évidemment la jalousie entre chercheurs, qui ne sont pas exclus de l’humaine fragilité, amplifiée par les résultats de la sinistre votation du 9 février: si la Suisse rejette l’Europe, elle ne doit pas s’attendre à en faire partie, là et seulement là où cela l’intéresse au plus haut chef.
Ces raisons sordides de s’en prendre à l’EPFL ont été déguisées dans une critique de fond sur la méthode préconisée par la direction suisse du projet. L’approche EPFL sera bottom up, par simulation du composant de base du cerveau, le neurone. Les critiques sont partisans du top down, c’est-à-dire la création de modèle simulant les fonctions observées du cerveau. Il s’agit d’une querelle d’école, classique dans ce genre de projet. Mais elle est indécidable: seuls les résultats départageront les deux camps. Car, en recherche, on ne peut prédire le succès. Par nature, le risque est inhérent à toute recherche. La remarque la plus stupide entendue à la Commission de la science, de l’éducation et de la culture du Conseil national est la recommandation récurrente de n’engager que les recherches qui réussiront. C’est ne rien comprendre au fonctionnement du chercheur lui-même qui n’est pas un automate programmable. Le bonheur du chercheur ne se situe pas dans la possession de la vérité, mais dans sa recherche.
U ne fois que des mots croisés sont terminés, le cruciverbiste ne se complaît pas dans la contemplation du résultat. C’est dans le passe-temps lui-même qu’il a trouvé son plaisir. L’alpiniste arrivé au sommet d’une montagne n’a aucun intérêt à s’y installer: c’est dans l’ascension que se situait l’intérêt. Il en est ainsi pour le chercheur. Avec une contingence particulière, car la recherche scientifique n’a pas de terme définitif, elle n’arrive jamais au terme. Chaque sommet conquis fait découvrir une autre chaîne de montagnes. Le chercheur est semblable à un voyageur perpétuel, qui trouve son bonheur dans le fait d’errer, dans les deux sens du terme: il se déplace fébrilement sans bien savoir où il va, en connaissant au plus profond de lui-même qu’il ne trouvera jamais de repos; chaque fois qu’il découvre quelque chose, il sait qu’il se trompe, que sa découverte n’est qu’un aperçu provisoire d’une vérité impossible à capturer intégralement. Un véritable chercheur obéit à cette définition due à Schrödinger: «Je fais vraiment de la recherche quand je ne sais pas ce que je fais.» Cela veut dire avancer à tâtons sur un territoire inconnu qui n’a jamais été exploré et dont il ne possède pas de carte. Tout comme Christophe Colomb a découvert l’Amérique en essayant d’atteindre la Chine sans disposer d’un planisphère des océans qu’il traversait, sans même savoir à coup sûr que la Terre était ronde. Les idées que le chercheur conçoit et explore ne sont que des indications provisoires qu’il faudra corriger en cours de route, voire abandonner à terme.
Ainsi, le pire ennemi du chercheur, c’est lui-même, sa formation initiale à l’université, ses préjugés, ses hypothèses de travail. Ses croyances, en un mot! Au philosophe qui dit: «Je pense, donc je suis», le chercheur répond: «Je pense, donc je me trompe; un peu moins que mes prédécesseurs, un peu plus que mes successeurs.» Toute la difficulté consiste à découvrir en quoi précisément il se trompe. Souvent, c’est ce à quoi il tenait le plus, à l’idée qu’il a défendue avec le plus d’acharnement dans les débats avec d’autres chercheurs. Il doit remettre en cause les découvertes de ses prédécesseurs, même les plus illustres, ceux qu’il admire et respecte, ceux qui l’ont formé et qu’il estime plus grands que lui. Selon une formule célèbre, lui, le nain, voit plus loin que ces géants de la science, car le nain est juché sur les épaules du géant. Il apporte une petite pierre à la construction d’une gigantesque tour de Babel, qui monte toujours plus haut à force d’accumuler de petites pierres, sans jamais atteindre le ciel. Les critiques malveillantes à l’égard de la direction du Human Brain Project démontrent que leurs auteurs ne se sont jamais demandé quelle était leur véritable vocation. C’est en s’engageant sur une mer sans carte que l’on découvre des Amériques.
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