Présente au prochain SIHH à Genève, la maison horlogère s’est donné les moyens d’une innovation permanente et exemplaire.
Tous les horlogers, notamment dans le luxe, sont intimement convaincus que leurs montres sont les meilleures du monde. Il ne faut pas leur en vouloir. Cela fait partie de leur ADN, comme l’on dit dans l’univers des entreprises. Que deviendrait le Petit Prince de Saint-Exupéry s’il n’était plus persuadé que sa fleur était la plus belle des roses? Il y a pourtant des sociétés horlogères qui n’ont pas vraiment besoin de clamer urbi et orbi leur excellence. Cela coule de source. C’est le cas de Jaeger-LeCoultre, au Sentier (VD), l’une des seize marques présentes au 24e Salon international de la haute horlogerie (SIHH) qui se tient à Genève-Palexpo du 20 au 24 janvier 2014.
01. L’expansion
En quoi ce fleuron de la vallée de Joux se distingue-t-il de bien d’autres entreprises horlogères? Jaeger-LeCoultre est une authentique manufacture. Cela signifie qu’elle façonne ses montres quasi entièrement, contrairement aux ateliers de terminage dans lesquels on ne fait que le remontage, le réglage, le posage d’aiguilles et l’emboîtage.
Certes, depuis quelques années, les fabriques d’horlogerie sont toujours plus nombreuses à verticaliser leur production, notamment encouragées (si l’on peut dire) par la décision de Swatch Group de réduire progressivement la livraison de ses mouvements mécaniques à des tiers. Une autre perle de la vallée de Joux, Audemars Piguet, a su se rendre indépendante au point de ne quasiment plus avoir besoin de recevoir de mouvements conçus par Jaeger-LeCoultre. Mais cette dernière mérite le nom de manufacture depuis ses origines en 1833, quand l’autodidacte Antoine LeCoultre concevait lui-même ses propres outils comme le millionomètre, un instrument de mesure d’une extrême précision, ou comme cette machine destinée à la fabrication des fraises exposée en bonne place dans l’entreprise.
Contrairement à bien d’autres sociétés horlogères éparpillées dans l’espace, la fabrique du Sentier s’est développée au même endroit, les bâtiments s’ajoutant les uns aux autres en 1866, 1888, 1912, 1998 et récemment en 2009. Si les deux premiers immeubles ont étrangement été érigés à distance respectable, c’était pour éviter que l’explosion accidentelle des machines à vapeur de l’époque n’entraîne de gros dégâts. Ou que les vibrations provoquées par ces machines ne fassent fâcheusement trembler les rouages des garde-temps.
02. L’indépendance
Faire tout, tout seul, cela a pris dans le passé des proportions exagérées. Encore en 1985, les employés de la manufacture allaient jusqu’à découper eux-mêmes les coussinets en feutre placés sous les pendules à mouvement perpétuel Atmos! Aujourd’hui, hormis les cadres, les bracelets en croco et les aiguilles, Jaeger-LeCoultre a la maîtrise technique de la réalisation de toutes les pièces constitutives de ses montres, des boîtiers aux mouvements. Elle est l’une des premières et aussi des dernières entreprises horlogères à fabriquer et à assembler ses propres ancres. Si Nivarox, de Swatch Group, lui fournit encore 5 à 10% des organes réglants, pièces essentielles dans l’horlogerie, «elle pourrait s’adapter du jour au lendemain si cette option disparaissait», comme le souligne Daniel Riedo, directeur général depuis le 1er juillet 2013.
Avec un chiffre d’affaires non divulgué estimé à 600 millions de francs, Jaeger-LeCoultre semble avoir quelque peine à faire face à une demande très soutenue. C’est la rançon du succès. «Il appartient à Daniel Riedo de consolider la production industrielle de la société, alors que son prédécesseur Jérôme Lambert s’est notamment attaché à développer la distribution et le marketing», observe Henry-John Belmont, aux commandes de la manufacture de 1987 à 2001 avant de diriger la partie haute horlogerie de Richemont, propriétaire de Jaeger-LeCoultre. Ce n’est donc pas un hasard si le groupe spécialisé dans l’industrie du luxe a choisi Daniel Riedo comme nouveau CEO, un gestionnaire d’entreprise et ingénieur de formation qui a passé deux ans et demi à la tête de la production de la manufacture du Sentier. Avant cela, il est resté douze ans au sein du groupe Rolex, comme directeur de production de la marque à la couronne à Genève avant de développer le marketing de Tudor.
03. Les collaborateurs
Comme le montage des montres de luxe n’est pas automatisé, les besoins en main-d’œuvre demeurent fort importants. C’est aussi l’une des caractéristiques de l’entreprise, elle a quasiment toujours employé un grand nombre de collaborateurs: de 200 en 1880 jusqu’à plus de 1300 aujourd’hui, en passant par un pic de près de 700 au début des années 70 et un creux de 300 au plus fort de la crise horlogère au milieu des années 80. Dénicher des horlogers très qualifiés n’est pas une sinécure. Raison pour laquelle la maison s’efforce de développer la formation et le perfectionnement internes (lire l’interview de Daniel Riedo en page 42). Quant aux collaborateurs peu ou moyennement formés, il faut en grande partie aller les chercher en France voisine. «Sans les frontaliers, maintenir une activité industrielle de cette ampleur à la vallée de Joux serait impossible», reconnaît Noé Pelet, du syndicat Unia.
04. Les frontaliers
Chez Jaeger-LeCoultre, officiellement 50% des employés traversent tous les jours la frontière, un pourcentage considéré comme en deçà de la réalité aux yeux de maints observateurs. Par ailleurs, aussi bien Jean-Michel Vermot, qui préside l’administration villageoise du Sentier, que Jeannine Rainaud-Meylan, syndique de la commune du Chenit, différencient les «vrais frontaliers», qui résident par exemple aux Rousses, à Morez ou Prémanon, de ceux qui viennent de plus loin, dans une France un peu moins voisine. Ces nouveaux frontaliers arrivent le matin dans la Vallée et repartent le soir sans fréquenter les commerces et les restaurants. «On ne les connaît pas, leur mentalité est différente», semble regretter Jean-Michel Vermot.
Il n’empêche que si l’initiative de l’UDC contre l’immigration massive devait être adoptée en février prochain, ce que les gens de la vallée de Joux ne souhaitent guère, la vie des patrons de l’horlogerie deviendrait plus compliquée. Henry-John Belmont se souvient qu’à l’époque des contingents avec les pays européens, dans les années 80, il devait souvent se rendre à Lausanne pour quémander des permis de travail qu’il finissait généralement par ob tenir. Quant au climat social dans l’entreprise du Sentier, le syndicaliste Noé Pelet le qualifie diplomatiquement de «bon dans l’ensemble». Les salaires du personnel non qualifié sont «conformes à la convention collective du travail, sans plus».
05. L’innovation
Pour retenir les horlogers ou les métiers d’art (émailleurs, graveurs, guillocheurs, sertisseurs, etc.) les plus talentueux, ou les recruter chez les brillants concurrents, rien ne vaut, encore plus que le salaire, l’attrait irrésistible de l’innovation. C’est sans doute le point fort de Jaeger-LeCoultre qui, depuis sa création, a déposé quelque 400 brevets. Le bureau de recherche pure occupe une quarantaine de personnes mais, avec les prototypistes, ils sont en tout 120 collaborateurs à plancher sur de nouveaux produits. «Chaque année, il y a une nouveauté», s’émerveille Christian Laurent, horloger passé maître dans la conception des grandes complications, actif dans la manufacture depuis quarante-deux ans. «Regardez ce Gyrotourbillon 1. Il a nécessité plus de cinq ans de recherche. Septante-cinq pièces ont été prévues. Il a fallu attendre six ans pour les livrer. C’était en 2005. Voyez cette Reverso Gyrotourbillon sortie en 2008. Voyez encore ce dernier spiral présenté en 2013, cylindrique et sphérique. C’est comme un cœur qui gonfle. Cela nous rend fiers, comme si nous avions gagné le Tour de France», s’emporte Christian Laurent, adepte du deux-roues. Dans l’atelier des grandes complications, les horlogers, parmi lesquels figurent trois femmes, ont de dix à quarante ans d’expérience.
06. La transmission du savoir
Parmi les 180 savoir-faire horlogers en cours dans la maison, l’atelier des émailleurs vaut le détour. Créé par Miklos Merczel, il rassemble aujourd’hui sept personnes, de tous les âges, qui assurent la transmission orale d’un patrimoine irremplaçable. On y apprend notamment que la couleur rose est très difficile à obtenir. Les émailleurs veillent à ne surtout pas gaspiller leur stock, le seul à fort bien réagir à la cuisson. «Nous dialoguons beaucoup dans cet atelier, confie Johann. C’est indispensable quand on reste huit heures à travailler sur quelques centimètres carrés qui au binoculaire deviennent un terrain de foot.»
Il est clair que sans Richemont qui, depuis 2000, apporte à Jaeger-LeCoultre des unités de production, une expertise dans le monde du luxe et de puissantes plateformes de distribution, la manufacture ne se serait pas développée aussi rapidement au niveau international. Elle dispose aujourd’hui de 57 boutiques entièrement dédiées à la marque, en a inauguré à Zurich et à Francfort fin 2013 et va en ouvrir d’autres à Rome, Venise, Madrid, Miami et São Paulo. Durant les trois ans à venir, la marque sera également présente à Londres et à New York, une lacune à combler. Sauf surprise majeure, la grande maison n’a pas fini de rayonner.
Image may be NSFW.
Clik here to view.
Clik here to view.

Clik here to view.

Clik here to view.

Clik here to view.

Clik here to view.
