Au cœur de la finance new-yorkaise,les étages directoriaux restent rarement occupés par des femmes. Depuis la crise, leurs perspectives se sont encore réduites.
Quand la banquière d’investissement Ginny Clark parle de la première affaire de sa vie, on croirait qu’elle évoque son premier amour. Alors qu’elle était en formation à Wall Street, un client lui a demandé d’acheter en son nom 800 000 actions d’un coup. «Mes collègues sont devenus hystériques, se rappelle l’élégante blonde de 70 ans. A l’époque, 10 000 titres, c’était déjà beaucoup.»
Ginny Clark aime toujours l’excitation et la nécessaire rapidité du travail. Tous les jours, sitôt que la cloche sonne à la Bourse de New York, elle s’installe devant l’écran de son ordinateur. Dans son bureau d’une petite société de courtage de Manhattan trône un vélo d’appartement qu’elle est censée utiliser quotidiennement à cause de son arthrite. Mais elle se laisse plus volontiers absorber par les colonnes de chiffres qui défilent sur l’écran: «Le négoce se compte en minutes, en secondes. Un simple petit saut aux toilettes peut coûter très cher.»
L’exception absolue. Du fait de sa passion pour les affaires, Ginny Clark a fait une carrière redoutable auprès des grandes banques d’investissement telles que Salomon Brothers et Merrill Lynch. A New York, elle est non seulement une légende mais aussi, à ce jour, l’exception absolue. Car, aux étages supérieurs des établissements de Wall Street, là où les montants articulés sont vraiment très élevés, les femmes restent rares. Et, depuis la crise financière, leurs perspectives se sont encore réduites. Alors que des géants comme PepsiCo ou Yahoo! sont tout naturellement dirigés par des femmes, les fauteuils directoriaux des grandes banques américaines sont tous occupés par des hommes. La part des femmes au sein des directions générales des assureurs et des banques s’est réduite entre 2012 et 2013 de 18,6 à 17,6%. Et, au terme d’un sondage réalisé par RegentAtlantic Capital auprès de 700 femmes, 47% ont affirmé que leurs chances d’avancement s’étaient péjorées depuis la crise. Il y a deux ans, elles étaient 43% dans ce cas.
Le culte du mâle commence à devenir préoccupant car il s’avère souvent que les femmes sont plus avisées. Toutes les études démontrent qu’elles sont tendanciellement plus réticentes au risque que les hommes. Un atout pour une branche qui accorde de nouveau davantage de prix à la solidité et à la sécurité qu’au rendement à court terme. La meilleure recette du succès est une direction formée de managers des deux sexes et de provenances diverses, assure Mary Schapiro, qui dirigea la SEC, l’autorité de surveillance de la Bourse, de 2009 à 2012. «En fonction de tous les critères ou presque – performance, responsabilité, évolution des cours, rendement –, les équipes mixtes obtiennent de meilleurs résultats.»
Sièges éjectables. Reste que les banques gratifient tout de même leur personnel féminin d’un encadrement favorable fait, notamment, de «women’s clubs», de services d’urgence pour la garde des enfants et parfois même d’incitations financières pour le fitness ou des programmes Weight Watchers. «La plupart des directeurs de banques se mettraient en quatre pour attirer davantage de femmes dans les directions générales», assure Karen Peetz, qui dirige avec le titre de «president» la gestion de la clientèle et la croissance stratégique globale de la banque BNY Mellon et ses 50 000 collaborateurs.
Mais Mary Schapiro pense que, au quotidien, les managers tendent à engager des gens qui leur ressemblent, avec lesquels ils se sentent à l’aise. Du coup, en temps de crise, ce sont justement les femmes qui doivent s’en aller en premier, comme Boris Groysberg, de la Harvard Business School, l’a établi après le krach de 1987. Et, selon lui, «la branche n’a pas vraiment changé de comportement depuis».
Sallie Krawcheck, désignée en 2006 par Forbes comme une des femmes les plus puissantes de la planète, a même été virée deux fois durant la crise financière. Elle passait pour une star de la branche: à moins de 40 ans, elle commandait déjà plus de 10 000 courtiers chez Citigroup. En 2004, elle est devenue directrice financière du géant bancaire, avant que les hedge funds de son employeur ne bousillent les avoirs de pas mal de ses clients.
Elle s’est battue pour obtenir des indemnités: «J’ai gagné ce combat mais j’ai perdu mon job.» Puis, en 2011, il lui a fallu refaire ses cartons. Alors qu’elle était responsable depuis deux ans de la gestion de fortune chez Bank of America, son poste a été biffé à la suite d’une restructuration. Sallie Krawcheck qui, entre-temps, a racheté la société de réseautage féminin 85 Broads, analyse ces événements avec modestie. Pour elle, dans la branche, le tout est de forger des alliances, de trouver des parrains. «Quand j’en avais un, cela accélérait ma carrière de manière décisive. Chez Bank of America, je n’en avais pas.»
Mise à l’épreuve. De nos jours encore, beaucoup de femmes sous-estiment l’importance de telles protections internes, affirme Jane Newton, 53 ans, dont dix-sept chez JP Morgan. Depuis lors, elle est devenue partenaire du gestionnaire de fortune Regent-Atlantic et elle a mis sur pied en son nom, il y a quatre ans, le Wall Street Women Forum. Lors de la dernière réunion, seulement 20% des 700 participantes ont admis avoir joui de soutiens actifs dans leur vie professionnelle. «Pour les hommes, la proportion monte à plus de 50%», constate-t-elle.
«Des études attestent que, lorsque les temps se font durs, les minorités écopent, avertit Sallie Krawcheck. Bien sûr, personne ne dit: débarrassons-nous des femmes.» Mais quand l’ambiance tourne à l’aigre dans l’entreprise, les managers serrent les coudes pour se protéger collectivement. Car, dans la branche, les mœurs se font grossières dès que les montants en jeu sont élevés. «On n’a cessé de me mettre à l’épreuve», admet aussi Ginny Clark. A ses débuts, les hommes affichaient encore ouvertement leurs réticences. Lors d’un voyage d’affaires, un chef l’avait convoquée dans sa chambre d’hôtel avec des intentions peu ambiguës, sous prétexte que la promotion canapé était le meilleur moyen de faire carrière. Lorsque Ginny Clark est arrivée à la banque d’investissement Merrill Lynch pour sa première journée de travail, son supérieur s’est présenté devant son bureau de la salle des marchés. Tout nu.
Aujourd’hui, nul n’oserait plus afficher aussi clairement son mépris pour les femmes: les directives sont devenues trop sévères. Par peur de plaintes pour harcèlement et des millions de dommages et intérêts à payer, même un compliment sur une nouvelle paire de chaussures est désormais tabou dans bien des établissements. La diversité de genre fait l’objet de multiples séminaires.
Reste que les préjugés sexistes ne sont pas seuls à handicaper les carrières féminines. Diverses enquêtent révèlent que, souvent, les candidates ne se montrent pas assez sûres de leur valeur. Et notamment dans le secteur de la finance. «Les femmes ne se perçoivent pas assez tôt comme des chefs», relève madame la présidente Karen Peetz.
© Der Spiegel Traduction-adaptation Gian Pozzy
Clik here to view.
