L’économiste britannique et spécialiste des marchés émergentscompare le continent à une nouvelle Chine. Il y prédit une très forte croissance dans les années à venir.
Propos recueillis par Serge Maillard
Face à une zone euro en crise, une Amérique surendettée et même une Chine affichant des signes de ralentissement, les investisseurs en quête de croissance pourraient porter leur regard vers l’Afrique. Parmi les plus ardents partisans de cette région, l’économiste britannique Charles Robertson.
Ce spécialiste des marchés émergents, qui a publié l’an dernier un ouvrage intitulé The Fastest Billion: The Story Behind Africa’s Economic Revolution, dirige l’unité de stratégie macroéconomique de Renaissance Capital. Une banque d’investissement qui mise sur l’Europe de l’Est et l’Afrique subsaharienne. Parmi les projets les plus ambitieux de cet établissement figure la création d’une «ville neuve» de 62 000 habitants aux abords de Nairobi, au Kenya.
Rencontre avec ce diplômé de la London School of Economics en marge du Forum de la haute horlogerie, où il a enthousiasmé les invités en expliquant les potentiels des pays africains.
Vous présentez l’Afrique comme une nouvelle Chine, dont le poids économique dépassera l’Europe et l’Amérique réunies d’ici à 2050! Qu’est-ce qui vous fait croire cela?
Sur les 25 pays qui ont enregistré la plus forte croissance ces dix dernières années, au moins 10 sont des Etats africains. A 7% de croissance annuelle, on double la taille d’une économie toutes les décennies. Si l’Afrique continue à croître ainsi, son PIB passera de 3000 à 29 000 milliards de dollars d’ici à 2050 (soit l’équivalent de la Chine actuellement, à près du double de celui des Etats-Unis, ndlr). Mais attention, les Africains ne seront pas plus riches que les Américains et les Européens. Si le PIB du Nigeria est multiplié par quinze, le revenu par habitant atteindra le niveau actuel du Brésil. Les Africains feront alors face aux mêmes problèmes que ce pays latino-américain rencontre du fait de l’émergence de sa classe moyenne.
Pourquoi un boom devrait-il se produire maintenant?
C’est l’ultime continent, celui qui n’a encore jamais décollé. Mais c’est toujours difficile de changer d’état d’esprit, après un demi-siècle où l’on a surtout entendu parler de famines… Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, absolument personne n’aurait parié sur l’Asie, qui était ravagée par les conflits. Depuis lors, on s’est rendu compte que chaque continent pouvait élever son niveau économique à grande vitesse. C’est le tour de l’Afrique.
Qu’est-ce qui a changé?
D’abord la gouvernance, grâce à la fin de la guerre froide. Pendant cette période, l’Occident et l’URSS soutenaient chacun leurs dictateurs locaux. Etre au pouvoir, c’était d’abord être un bon allié. L’agenda politique a changé: il y avait seulement trois démocraties en 1991. Aujourd’hui, il y en a environ 19, dont certains des pays les plus peuplés.
Des démocraties fragiles, tout de même…
Leur solidité s’accroît avec leur niveau de richesse. Lorsque nos revenus étaient similaires, nos démocraties aussi étaient instables. Au niveau économique actuel de l’Afrique, on peut s’attendre à ce que, en moyenne, deux démocraties échouent chaque année… Mais aussi à ce que trois nouvelles apparaissent! Cette année, c’était le Mali qui l’a retrouvée, même si on l’a moins médiatisé que le conflit de l’an dernier. Je remarque une nouvelle génération de leaders arrivés au pouvoir depuis trois ans ou moins, qui pourraient changer la donne: Uhuru Kenyatta au Kenya, John Dramani Mahama au Ghana, Michael Sata en Zambie et Goodluck Jonathan au Nigeria.
Où voyez-vous des signaux positifs?
Le Nigeria est sans doute le pays auquel il faut prêter le plus d’attention. Si cet Etat est en bonne santé économique, alors toutes mes projections tiennent. La ministre des Finances Ngozi Okonjo-Iweala a par exemple fait progresser la privatisation du secteur de l’énergie: en quatre ans, la production d’électricité a doublé. Par ailleurs, il y a dix ans, ce pays devait importer du ciment. Grâce notamment à des mesures de protectionnisme, l’entrepreneur Aliko Dangote est parvenu à monter une industrie locale. Aujourd’hui, il construit des usines au Sénégal ainsi qu’en Afrique du Sud. Et il est devenu la personne noire la plus riche au monde, devant la présentatrice américaine Oprah Winfrey.
Certains chercheurs, comme Rick Rowden, considèrent le boom annoncé de l’Afrique comme un mythe, en l’absence d’une véritable industrialisation.
Ce n’est pas un mythe. Avec l’économie digitale, l’industrialisation n’est peut-être plus un prérequis au développement. Les Philippines ou l’Inde ont grandement bénéficié de la délocalisation de services informatiques. Le Rwanda, qui est un pays bilingue français et anglais, pourrait devenir le call center du monde. Néanmoins, je reste convaincu de l’importance d’un bon équipement industriel. Et de ce point de vue aussi, plusieurs conditions favorables se mettent en place: les investissements directs étrangers ont augmenté et la scolarisation de niveau secondaire est passée de 9% dans les années 70 à 29% aujourd’hui. L’Afrique est au niveau du Mexique ou de la Turquie en 1975, lorsque ces pays sont passés d’une économie basée sur l’agriculture à une industrie légère. Maintenant que la production textile devient trop chère en Chine, certains entrepreneurs délocalisent au Viêtnam, au Bangladesh ou au Pakistan. Et d’autres choisiront l’Afrique. L’Ethiopie commence déjà à accueillir des sociétés du secteur, car elle est compétitive.
Les pays africains restent néanmoins très dépendants de leurs ressources naturelles, comme le pétrole, le gaz naturel, le charbon ou encore l’or et le zinc. Comment en sortir?
Les gouvernements doivent réinvestir ces surplus dans les infrastructures: ports, routes, réseaux électriques. Le Kenya est par exemple en train d’étendre le port de Mombasa. Ce pays a mis en place une feuille de route pour les prochaines décennies, Vision 2030, qui comprend le développement de l’infrastructure et des mesures de protection tarifaire. C’est le prérequis à l’industrialisation. Honda va produire 25 000 motos par an dans une nouvelle usine au Kenya. Samsung également assemblera des ordinateurs et des téléviseurs dans ce pays.
La grande absente de vos projections est l’Afrique du Sud. S’il y a un géant économique, c’est pourtant bien ce pays.
On peut tabler sur environ 3% de croissance ces prochaines années pour l’Afrique du Sud, contre au moins 5% pour l’Afrique subsaharienne dans son ensemble. C’est un autre stade de développement. Au Nigeria, les gens essaient de sortir d’une économie de subsistance, alors qu’en Afrique du Sud, le PIB par habitant atteint déjà 11 000 dollars. La grande difficulté, c’est le manque d’éducation de toute une génération de travailleurs noirs, un legs de l’apartheid. Aujourd’hui, il y a 25% de chômage. Et simultanément, les grèves se multiplient pour réclamer des hausses de salaires. C’est un moment difficile à passer pour le pays.
Après des décennies de misérabilisme, ne tombez-vous pas dans l‘excès inverse? La Banque africaine de développement évoque une classe moyenne de 300 millions d’Africains, mais les considère ainsi à partir d’un revenu de 2 dollars par jour…
Cela ne nous a pas aidés, c’est sûr! Mais nous avons fait notre propre rapport sur la classe moyenne du Nigeria, les cinq millions de personnes qui gagnent de 10 à 20 dollars par jour. Nous en retirons une vision plus concrète de la réalité économique de cette tranche de population. Celle-ci peut se permettre de s’offrir une voiture coréenne et une tablette électronique avec un revenu annuel. A mon avis, il n’y a pas de danger de se montrer trop optimiste: on ne m’écouterait pas s’il n’était déjà largement reconnu que l’Afrique allait dans la bonne direction.
Charles Robertson
Diplômé de la London School of Economics en 1993, il a notamment travaillé pour un think tank lié au Parlement britannique avant de rejoindre Renaissance Capital, banque d’investissement contrôlée par le milliardaire russe Mikhaïl Prokhorov. Il y est Global Chief Economist et dirige l’unité de stratégie macroéconomique.
