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Nucléaire: un démantèlement non maîtrisé

Jeudi, 19 Décembre, 2013 - 06:00

Déconstruire une centrale nucléaireet traiter les déchets s’avère une opération sensiblement plus compliquée que prévu. En Suisse, technologiquement et financièrement, le sort des cinq réacteurs en activité est bien loin d’être sous contrôle.

Chasse-sur-Rhône, près de Lyon, fin septembre 2013. Dans un coin du tout nouveau laboratoire d’Asteralis, désormais interdit à toute visite, du matériel entreposé est prêt à être acheminé sur le chantier d’une centrale nucléaire en déconstruction. On y trouve notamment du film vinyle pour construire un sas de confinement totalement étanche, des systèmes mobiles de ventilation, une balise mesurant en permanence l’atmosphère dans laquelle vont opérer les techniciens déjà équipés de dosimètres: si la lumière orange s’allume et le signal sonore se déclenche, cela signifie que le niveau de radioactivité exige un retrait immédiat du personnel. Aucune place n’est laissée au hasard.

«A priori, nous considérons l’ensemble d’une installation nucléaire comme radioactif. C’est à nous de prouver que tel matériau, tel déchet ne l’est pas. Cela nécessite un immense travail préparatoire de cartographie, de géostatistique puis de mesure et d’analyse en laboratoire», souligne Benjamin Madelin, secrétaire général de la société Asteralis. Filiale du groupe français Veolia Environnement, celle-ci s’est spécialisée dans l’assainissement et le démantèlement des installations nucléaires en collaboration avec le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables (CEA). Des étuves pour sécher des matériaux, des fours pour les calciner, des broyeurs pour réduire les échantillons en poudre constituent les outils de la douzaine de techniciens de ce laboratoire à l’affût du moindre radionucléide.

Avec ses neuf réacteurs sur 58 déjà en cours de démantèlement jusqu’en 2040, la France a de quoi donner du fil à décontaminer à une société comme Asteralis, qui se démarque des grands donneurs d’ordre français du nucléaire que sont notamment EDF ou Areva. Comme 300 réacteurs dans le monde devront être arrêtés dans les vingt prochaines années, le marché de la déconstruction nucléaire que le cabinet de conseil Arthur D. Little évalue à plus de 270 milliards de francs devrait susciter bien des vocations.

Les cinq réacteurs promis théoriquement à la mise hors service avant 2034 représentent-ils une aubaine pour Asteralis? Etonnamment, Benjamin Madelin joue la carte de la prudence: «Certes, la Suisse nous intéresse. Mais, de manière générale, nous n’avons pas découvert de nirvana industriel. Le plus dur reste à faire: passer du prototype, que nous maîtrisons, à la dimension industrielle. C’est quasiment un autre métier!»

Un métier d’avenir, assurément. Trouver des ingénieurs spécialistes de l’assainissement et du démantèlement des centrales nucléaires sera le grand défi de ces prochaines décennies. «Si j’avais des enfants, je leur conseillerais de se diriger dans cette voie. La garantie de l’emploi leur serait assurée à coup sûr», ironise Isabelle Chevalley, conseillère nationale Vert’libérale.

En Suisse, les grands de la construction comme Implenia ou Losinger que L’Hebdo a contactés ne se préoccupent pas vraiment du démontage des centrales nucléaires. Quant aux sociétés helvétiques qui pourraient ressembler à Asteralis, comme, par exemple, Eberhard Recycling à Rümlang (ZH), elles ne courent pas les rues. Le recours à des entreprises étrangères, notamment allemandes, sera donc indispensable le moment venu. Mais quand, précisément? La réponse se fait toujours attendre.

Le mythe de la sécurité garantie. Le Conseil fédéral estime que les centrales suisses devraient être débranchées après environ 50 ans d’exploitation. Le premier réacteur à s’éteindre sera celui de Mühleberg en activité depuis 1972. Fin octobre, les dirigeants des Forces motrices bernoises (BKW) qui l’exploitent ont décidé son arrêt en 2019. Mais rien ne garantit que Beznau I fermera à son tour la même année, suivie de Beznau II en 2021, de Gösgen en 2029 et enfin de Leibstadt en 2034. Cette durée de vie de 50 ans, que les Verts souhaitent ramener à 45 ans dans leur initiative populaire, est purement théorique. En fait, les centrales disposent d’une autorisation d’exploitation juridiquement illimitée. Un réacteur dont la sécurité serait «garantie» pourrait être en fonction jusqu’à 60 ans, a dit la conseillère fédérale Doris Leuthard qui estime qu’il «faut faire confiance aux experts». Comme ceux qui ont assuré le bon fonctionnement des 33 centrales ayant connu des incidents depuis 1960, dont celles de Tchernobyl et Fukushima?

Parmi les experts, l’ancien président de la Commission fédérale de sécurité nucléaire et géologue Walter Wildi. Il reproche aux autorités helvétiques de faire comme si les centrales jouissaient de la vie éternelle et qu’il suffisait de les entretenir pour dormir tranquille. Cependant, «chaque année le risque d’accident sérieux augmente», à l’image d’un vieillard (Beznau I et II ont respectivement 44 et 42 ans) qui ne se réveillerait plus au lendemain d’un check-up de santé pourtant satisfaisant. Les fissures présentes depuis 1990 dans le manteau du cœur du réacteur de Mühleberg sont bien la preuve d’un vieillissement inquiétant.

Le bon sens exigerait que l’on fixe une date de fermeture pour chacune des cinq centrales suisses. Cela permettrait aux sociétés Alpiq, Axpo et BKW, qui les gèrent, de s’organiser au mieux pour des opérations de désaffectation et de traitement des déchets, d’une extrême complexité. Plus le temps passe, moins nombreuses sont les personnes qui ont en mémoire tous les précieux détails de la construction d’une installation nucléaire. Cette perte d’expérience risque de rendre l’ardoise encore plus salée.

L’argent mène le bal. Si les autorités politiques suisses refusent de programmer une fin de vie des centrales nucléaires, c’est principalement pour des questions d’argent, analyse Walter Wildi. Ces dernières subissent une inspection détaillée tous les 10 ans. A cette occasion, l’Inspection fédérale de la sûreté nucléaire (IFSN) impose ses conditions quant à leur renouvellement ou leur modernisation. Il est admis (sauf accident) que celles qui remplissent les conditions fixées par l’IFSN peuvent continuer leur exploitation jusqu’à l’examen suivant. En cas d’arrêt pour des raisons politiques, les électriciens s’attendent à être indemnisés pour l’investissement non encore amorti ou pour la perte de production.

Considérant qu’ils étaient dans l’incapacité économique de satisfaire aux conditions de l’IFSN qui exige «de vastes mesures de rééquipement» pour l’exploitation à long terme de la centrale de Mühleberg, les administrateurs de BKW ont préféré la fermer plus tôt que prévu. Ce qui ne les dispense pas, comme vient de le rappeler l’IFSN, de continuer à «maintenir une marge de sécurité élevée jusqu’au dernier jour», en réglant des problèmes liés notamment à l’enveloppe du cœur du réacteur et au système de refroidissement. L’autorité de surveillance aurait-elle des doutes sur la bonne volonté de BKW d’entretenir sa centrale officiellement condamnée à mort?

Voilà qui donne raison au géologue Marcos Buser, lui aussi ex-membre de la Commission fédérale de sécurité nucléaire, quand il déplore que les producteurs d’électricité agissent comme bon leur semble quant à la stratégie à mener. Ainsi, Axpo a déclaré investir 700 millions dans la sécurité de Beznau à Döttingen (AG), la plus vieille centrale nucléaire en service dans le monde, pour la pousser encore au-delà de ses 50 ans d’existence. Vaille que vaille! «Le Conseil fédéral et le Parlement devraient pouvoir exiger un niveau de sécurité bien supérieur à celui que s’octroient les électriciens», juge Marcos Buser.

La valse des coûts. Les électriciens assurent pouvoir financer tout le programme de démantèlement des centrales, comme celui de Mühleberg dont le coût est estimé à 2,6 milliards de francs par BKW. Le pourront-ils vraiment? Désormais incapables de produire de l’électricité à un coût rentable (le prix du courant n’a cessé de diminuer depuis 1995), les producteurs sont pris à la gorge. La récente décision de la ville de Winterthour d’acheter son courant par l’intermédiaire d’un négociant allemand, et non plus directement chez Axpo, est un signal: à la faveur de l’ouverture des marchés, les collectivités publiques privilégient les prix les plus intéressants au détriment des acteurs suisses. A cette fragilité conjoncturelle s’ajoutent les griefs formulés l’an dernier par Kaspar Müller, président de la Fondation Ethos. Lequel estime que les sociétés exploitant Gösgen et Leibstadt sont sous-capitalisées pour environ un milliard de francs, ce que ces dernières ont contesté.

Par ailleurs, le fonds de désaffectation (créé en 1984) et celui de la gestion des déchets nucléaires (créé en 2000), que les exploitants ont l’obligation d’alimenter, sont insuffisamment provisionnés. Selon les chiffres officiels, les coûts prévus pour le démantèlement des centrales nucléaires, la phase postexploitation et la gestion des déchets radioactifs ont déjà gonflé de 10% de 2006 à 2011 pour atteindre 20,7 milliards (avec le centre d’entreposage de déchets Zwilag), malgré une inflation de seulement 3%. Le phénomène n’est d’ailleurs pas propre à la Suisse: alors qu’il reste encore plus de deux décennies de travail, la déconstruction de la centrale allemande sise à Greifswald, dans le Mecklembourg, entamée en 1995, a déjà englouti 4,9 milliards de francs. C’est environ le montant actuel (4,8 milliards) accumulé dans les deux fonds suisses! A la lumière de ces observations et constatant que les objectifs visés en matière de rendements sont irréalistes, le Conseil fédéral a conclu que les fonds étaient menacés d’impasse financière. D’où une révision en cours de l’ordonnance régissant ces derniers.

Si les exploitants d’électricité s’avèrent incapables de remplir leurs obligations, les contribuables devront finalement passer à la caisse. Une manière de s’en sortir serait d’augmenter sans tarder le prix de l’électricité d’origine nucléaire. D’un centime aujourd’hui par kilowatt­heure (kWh), la redevance devrait passer à 2,5 centimes, comme le suggère le conseiller national socialiste Roger Nordmann. Mais alors, revers de la médaille, le prix de vente du kilowatt­heure ne serait plus compétitif du tout.

Des déchets pour l’éternité. Si la gestion du démantèlement des centrales nucléaires n’est pas une sinécure, celle des déchets semble encore plus délicate. Comme la plupart des pays concernés, la Suisse a choisi la formule des dépôts en couches géologiques profondes avec possibilité de récupérer les déchets radioactifs pour pouvoir éventuellement les traiter quand on saura le faire. Or, la sélection des sites définitifs, originellement prévue en 2016, prend plus de temps que prévu. Elle est désormais programmée entre 2022 et 2026, ce qui fait encore grimper les coûts.

Avant d’être enfouis, les colis de déchets hautement radioactifs sont acheminés par train, puis conditionnés dans des installations de surface. Or, celles-ci sont actuellement sélectionnées avant les sites souterrains, si bien qu’entre les deux il faudra parfois creuser un tunnel oblique jusqu’à 15 kilomètres de longueur, déplore Walter Wildi. «Coûteux, compliqué et dangereux!» Qui plus est, ajoute Marcos Buser, la Société coopérative nationale pour le stockage des déchets radioactifs (Nagra) entend aménager ces installations de surface en partie dans d’anciennes gravières sujettes à des inondations incontrôlées. Enfin, l’entreposage en profondeur, qui n’a pas été testé en grandeur nature, est loin d’être maîtrisé. «Mettre sur rail un colis de 30 tonnes de déchets radioactifs dans un tunnel de 800 mètres de longueur et de 2,5 mètres de diamètre, dans une roche meuble, c’est un enjeu technologique énorme.»

La difficulté de choisir un site peut aussi avoir des causes économiques. Ainsi, espace souterrain convoité par la Nagra, la région de Bözberg dans le canton d’Argovie est non seulement une zone très favorable à la géothermie mais aussi un bassin carbonifère apparemment susceptible d’être exploité pour son charbon et son gaz. Entreposer des déchets nucléaires dans un endroit riche en ressources ne coule pas de source!

La déconstruction des centrales nucléaires suisses ressemble donc, tant d’un point de vue technologique que financier, à une boîte de Pandore dont on mesure les effets pervers au fur et à mesure qu’elle s’ouvre. Le seul espoir est que l’homme apprenti sorcier de l’énergie nucléaire finisse, avec le temps, par devenir un authentique sorcier aux compétences reconnues.

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